vendredi 14 septembre 2012

pourquoi le caca est-il tabou?

Un restaurant de Pékin servant des glaces en forme de caca. REUTERS/Nir Elias
Tout le monde va aux toilettes mais en général, on préfère ne pas en parler. L'anthropologie, l'histoire et la biologie nous indiquent pourquoi?

Elle suscite à la fois le rire et la gêne. Son nom est une insulte, un cri de dédain, un mouvement d'humeur. «Film de merde», «remuer la merde»,«ne pas se prendre pour de la merde», «foutre la merde», «oui ou merde?»: rares sont les mots de cinq lettres qui se traînent une aussi sale réputation depuis des siècles.
Elle possède une multitude de noms. Mais qu'on l'appelle étron, caca, purée, boudin, courante, mélange, bréneux, foirade, cigare, pêche, épreinte ou rondin, elle reste aujourd'hui un véritable tabou, un interdit social qui provoque le dégoût. Elle pue et est conspuée en retour.
Pourtant, c'est un sujet de préoccupation quotidien et universel. «Les rois, les philosophes fientent, et les dames aussi», disait Montaigne. «Partout où ça sent la merde, ça sent l'être», ajoutait Antonin Artaud, qui s'y connaissait. Tout le monde est concerné. Pour certains, c'est un enjeu conjugal. Pour d'autres, un métier: en France, d'après les estimations de Martin Monestier, auteur d'Histoire et bizarreries sociales des excréments, environ un demi-million de personnes travaillent directement ou indirectement à des activités qui touchent à l'excrémentiel.

La merde peut-elle sauver le monde?

En dépit de l'omerta qui l'entoure, notre caca a une actualité très riche. Dans certains pays en développement, sa gestion constitue un problème sanitaire de premier ordre. Nous ne sommes pas tous égaux face à la question, comme l'attestent ces cartes basées sur des chiffres de l'OMS et de l'Unicef: dans le monde, 2,6 milliards de personnes vivent sans toilettes dites «améliorées»,c'est-à-dire salubres. Les conséquences en terme d'hygiène et de santé publique sont considérables.
Si bien que des moyens parfois insolites sont inventés pour lutter contre le problème: la designer Noa Lerner a ainsi créé des toilettes portables permettant de transporter ses déjections jusqu'à un centre de collecte qui se chargera de les recycler (voir les photos ici).
Voilà longtemps que les matières fécales sont utilisées comme engrais naturel. Mais leur recyclage connaît en ce moment une seconde jeunesse. En effet, de plus en plus d'initiatives tentent de revaloriser le caca en arguant de ses vertus écologiques. Ainsi, dans les prisons rwandaises, le bois de chauffage qui servait dans les cuisines a été remplacé par du biogaz issus des excréments des prisonniers. Cette technologie, à la fois économique et respectueuse de l'environnement, est même envisagée comme une solution miracle dans un pays où l'accès à l'électricité est très limité et où la déforestation fait des ravages.
Autre exemple: au Japon, contrée particulièrement innovante du point de vue fécal, un constructeur de toilettes a mis au point unmoteur à étroncapable de faire fonctionner une moto. Mieux: dans le même pays, un scientifique a créé une sorte de viande reconstituée à partir de protéines extraites de déjections humaines mélangées à du soja et de la steak sauce. Miam.
À quand les caca-burgers disponibles dans tous les bons McDonald's? Ce n'est pas pour demain. Pour l'instant, le prix de fabrication est dix à vingt fois plus élevé qu'un burger normal. Surtout, l'immense majorité de l'humanité –à l'exception des coprophiles– d'avoir du mal à se faire à l'idée qu'ingurgiter de la merde, fût-elle assainie au cours du processus de fabrication, soit une solution viable au problème de la faim dans le monde.

Un dégoût immémorial

Les scientifiques auront beau se décarcasser, nos étrons susciteront toujours un violent blocage psychologique. Elle était déjà sale et infamante dans l'Antiquité, au Moyen âge (au XIVe siècle, certains des pécheurs décrits dans L'Enfer de Dante sont condamnés à se noyer éternellement dans un «fleuve de merde») et dans les époques qui ont suivi. La répulsion qu'inspire la matière fécale est immémoriale.
Pourquoi? Parce que c'est dégoûtant. Oui, mais pourquoi c'est dégoûtant? La réponse n'est pas si évidente. Elle est multiple et renvoie à la problématique –très riche– du propre et du sale.
Une première piste pour expliquer cette répugnance est l'hypothèse génétique. Du point de vue de la sélection naturelle, il est probable que les êtres humains capables de détecter à l'odorat ce qui n'était pas comestible pour eux (et donc potentiellement dangereux) aient eu un taux de survie plus élevé que ceux qui jugeaient cette odeur alléchante.
Notre dégoût face aux excréments serait donc une réaction génétique «instinctive» de notre système immunitaire face à la multitude de bactéries qu'ils contiennent. C'est sans doute vrai dans une certaine mesure, mais cela ne suffit pas à expliquer entièrement le phénomène de répulsion dont nous sommes tous victimes.

Le sale, ça s'apprend

Car notre attirance, ou au contraire notre dégoût pour une odeur sont, au moins partiellement, le fruit d'un apprentissage social. Remontons à la petite enfance. Entre un an et demi et deux ans, le bébé apprend à faire sur le pot. C'est environ à la même période que débute le stade anal, qui pour les psychanalystes se caractérise par la focalisation de l'enfant sur la région rectale.
Mais c'est aussi le commencement d'une implacable éducation à la propreté. Car l'enfant ne sait pas que son caca est sale, on lui enseigne cette information en créant chez lui une répulsion. Il enregistre ainsi l'odeur et la vue de sa crotte comme mauvais.
Bien plus, le passage au pot constitue en fait notre tout premier contact avec un concept moral. Faire caca dans le pot, c'est bien. Faire caca à côté, c'est mal. Cet épisode déterminant de notre existence s'apparente donc à un véritable rite d'initiation. Il marque le début d'un conditionnement social et culturel qui durera toute la vie.
Car à partir de ce moment et jusqu'à notre mort, nos activités excrémentielles se verront confinées en un lieu clos tenu à l'abri des regards extérieurs: le cabinet de toilette. Tout écart à cette règle se verra immédiatement condamné par la société. Mais il faut bien prendre conscience que cette mise à l'écart de la défécation est une pratique culturelle relativement récente, une norme qui ne va pas nécessairement de soi. Jusqu'au XIXe siècle, il était fréquent de faire ses besoins dans la rue.
Le cinéaste surréaliste Luis Buñuel a mis en scène cette dimension socioculturelle dans une séquence de son film de 1974 Le fantôme de la liberté. Il imagine ainsi une société où les gens se réunissent entre amis pour chier autour d'une table, mais s'éclipsent pour aller manger aux toilettes:
Il n'est pas le seul artiste à s'être intéressé à la question. Le peintre Toulouse-Lautrec s'était ainsi fait photographier en train de démouler au milieu d'une plage. Là encore, au-delà de la dimension potache du geste, il s'agissait de mettre en évidence, par la transgression, l'existence et la relativité de cet interdit. Citons encore les provocatrices Merdes d'artiste de Piero Manzoni, vendues à plusieurs dizaines de milliers d'euros, et la Cloaca de Wim Delvoye, une machine qui produit littéralement de la merde.

Il n'est pas le seul artiste à s'être intéressé à la question. Le peintre Toulouse-Lautrec s'était ainsi fait photographier en train de démoulerau milieu d'une plage. Là encore, au-delà de la dimension potache du geste, il s'agissait de mettre en évidence, par la transgression, l'existence et la relativité de cet interdit. Citons encore les provocatrices Merdes d'artiste de Piero Manzoni, vendues à plusieurs dizaines de milliers d'euros, et la Cloaca de Wim Delvoye, une machine qui produit littéralement de la merde.

Un caca très symbolique

Aujourd'hui, la défécation est sans doute davantage masquée et taboue qu'à la cour de Louis XIV, où l'on se soulageait en public sans que personne ne soit choqué outre mesure. Dans la société actuelle, ce qui dérange est nié, rejeté, rendu invisible. D'ailleurs, ce qui est valable pour nos déjections l'est aussi pour la mort, qui n'a jamais été aussi masquée.
Il serait facile d'imputer ce déplacement de la pudeur à la découverte de la bactérie, à la fin du XIXe siècle. A cette époque, la propreté s'est vue légitimée par la science, alors qu'auparavant le lien entre maladie et malpropreté n'allait pas de soi. Ainsi, la relégation aux WC ne serait que la conséquence hygiéniste de cette découverte scientifique.
En réalité, cette évolution est liée à des mécanismes beaucoup plus anciens. L'isolement au petit coin n'est que l'ultime avatar d'un refoulement symbolique de nos déchets corporels. Un refoulement très antérieur à l'apparition de la bactériologie puisqu'il se manifeste dès les origines de la civilisation.
L'historien Georges Vigarello explique ainsi dans son ouvrage Le propre et le sale que la propreté reflète«le processus de civilisation façonnant graduellement les sensations corporelles, aiguisant leur affinement, déliant leurs subtilités».L'histoire de la propreté –et donc de la définition de la saleté– est en fait l'histoire du polissage des conduites et celle du poids croissant de la culture sur le monde des sensations immédiates.
Pour l'anthropologue britannique Mary Douglas, qui a étudié la question dans De la souillure, dans toutes les cultures de la planète existent des rites de pureté et d'impureté. Ces rites sont des actes religieux, au sens où ils servent à élaborer des structures symboliques, à donner un sens à des expériences disparates.
Ainsi, quelles que soient ses modalités, et que ce soit chez nous ou chez n'importe quel peuple, la saleté est une offense contre l'ordre social. La faire disparaître est donc toujours un acte moral –ou jugé comme tel par nos semblables, ce qui revient au même.
Au fond, nos excréments représentent ce que la société ne peut tolérer. En l'éliminant, et en la reléguant dans un espace caché, nous nous efforçons d'organiser notre milieu, de le«purifier». D'où, à l'inverse, l'importance culturelle de l'eau. Sur toute la planète, elle est à la fois l'élément qui lave, qui purifie, mais aussi celui qui permet l'oubli.
Deux dimensions que l'on retrouve par exemple dans le mythe du Déluge. Présent dans de très nombreuses cultures, celui-ci a presque toujours une valeur de punition morale.
De là à dire que chaque fois que nous tirons la chasse, nous agissons comme Dieu nettoyant la Terre de ses impuretés, il n'y a qu'un pas que nous nous garderons bien de franchir.



enfoques magazines remercie
Pierre Ancery
et  Sophie Bonnard

source slate
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